Raoul Ponchon


Conte breton

Deux époux d’humeur inégale,
La femme, le cœur sur la main,
L’homme aussi méchant qu’une gale,
Le cœur sec comme un parchemin,

N’en parvinrent pas moins ensemble
À l’âge de quatre-vingts ans ;
S’assemble qui ne se ressemble
Est proverbe des temps présents.

Quoi qu’il en soit, tous deux moururent
Même jour, même heure. Et tandis
Qu’on les enterrait, ils coururent
À la porte du Paradis.

Saint Pierre sortit de sa loge,
Les fixa de cet œil subtil
Dont à faire n’est plus l’éloge :
« Que demandez-vous ? » leur dit-il.

— La belle demande ! — « Pardine !
Nous voudrions entrer ici,
Pourquoi nous fais-tu grise mine
Ne nous reconnais-tu pas ? — Si,

« Si, dit saint Pierre. Toi, la femme,
Tu peux entrer en Paradis.
Mais, toi, mari, qui fus infâme,
N’entreras pas, je te le dis.

« Toi, tu fus bonne, tu fus brave,
Tu pratiquas la charité.
Ton mari, toujours à la cave,
Vécut dans l’immoralité.

— C’est vrai, mais je l’aimais mon homme,
Et je l’aime encore aujourd’hui.
Il était méchant, mais en somme.
Je vécus heureuse avec lui…

— Mais il te battait comme plâtre ?
— Mais je l’aimais ! — Mais, sacrebleu !
Ton époux était idolâtre,
Ne craignant ni diable, ni Dieu…

« Et de plus c’était un Alphonse ;
Ah ! fi ! madame, fi fi fi !
— Je l’aimais, » telle est la réponse
Invariable qu’elle fit.

— Il n’importe, qu’il aille au diable !
Non, mais me vois-tu recevoir
Un être à ce point méprisable ?
Pour entrer ici faut avoir

« Une âme blanche comme un cygne.
— Tel est l’ordre du Colonel.
La consigne, c’est la consigne
Depuis le Temps originel.

« Et puis, assez de bavardage.
Entre, toi, si le cœur t’en dit.
Ton mari se trompe d’étage,
Je ne puis le prendre à crédit…

« Nous avons ici plus d’un ange,
Ange pur, ange radieux :
Va, tu ne perdras rien au change :
Un mari jeune au lieu d’un vieux !

— Non, si vieux qu’il soit et canaille,
Mon mari, je l’aime après tout,
— Dit la pauvre femme — où qu’il aille,
Je le suivrai partout, partout.

« Ton Paradis — comme tu penses
Ne saurait que m’être hideux
Loin de m’être une récompense,
Si nous n’y entrons tous les deux.
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